mercredi 7 janvier 2009

Un grand texte de philosophie politique...

Aujourd'hui, je propose un grand texte de "philosophie politique" :

Aristote, Les Politiques, I, 2 :

« Il est donc évident que la cité est du nombre des choses qui sont dans la nature, que l’homme est naturellement un animal politique, destiné à vivre en société, et que celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstances, ne fait partie d’aucune cité, est une créature dégradée ou supérieure à l’homme. Il mérite, comme dit Homère, le reproche sanglant d’être sans famille, sans lois, sans foyers ; car celui qui a une telle nature est avide de combats et, comme les oiseaux de proie, incapable de se soumettre à aucun joug.
On voit d’une manière évidente pourquoi l’homme est un animal sociable à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis. La nature, comme nous disons, ne fait rien en vain. Seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole ; la voix est le signe de la douleur et du plaisir, et c’est pour cela qu’elle a été donnée aussi aux autres animaux. Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir, et à se le faire comprendre les uns aux autres . ; mais la parole a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Ce qui distingue l’homme d’une manière spéciale, c’est qu’il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et tous les sentiments de même ordre dont la communication constitue précisément la famille et l’Etat. »

Aristote, Les Politiques, 1,2. éd. Garnier-Flammarion, P.90-92.



Voyons d'abord le problème…

C'est celui de savoir si la société et, partant, la sociabilité, sont naturelles, est au cœur de la philosophie politique et morale : les institutions humaines sont-elles naturelles ou artificielles, la vie morale plonge-t-elle ses racines dans une nature humaine, certes différentes spécifiquement de la vie animale, mais relevant du même genre qu’elle ?
L’homme est-il un animal ? Et qu’est-ce qu’un animal ? L’homme est-il « politique », et qu’est-ce qu’un « animal politique » ? Pourquoi est-ce différent de partager des valeurs sensibles et des valeurs morales ? Et quelle est la nature du lien qui se forme entre les hommes lorsqu’ils partagent ces valeurs ? Vit-on de la même façon et dans le même but lorsqu’on partage quelque chose avec autrui et lorsqu’on ne partage rien ? Si l’homme a été doté par la nature de la parole (le grec "logos") en plus de la voix (en grec : "phonè"), n’est-ce pas que la nature –qui ne fait rien en vain – dans sa grande sagesse a jugé, ou semble avoir jugé qu’il était le seul capable d’en faire un usage excellent, en vue du bonheur d’être ensemble ?
Aristote a toujours cherché une réponse à ces questions, toutes subordonnées à la problématique qui consiste à se demander s’il y a un lien naturel entre le langage, la société et la vie éthique. Peut-on défendre, et pourquoi, une conception naturaliste de l’éthique




La thèse d’Aristote a été le résultat d’un raisonnement, c’est une évidence conclue et non postulée. La « cité » ("polis") n’est pas pour lui une entité géographique, ni même sociologique, c’est un principe. Elle est la « mise en commun » des perceptions morales, du « bien » et du « mal », du « juste » et de « l’injuste », et de « l’utile » et du « nuisible ».
La cité est donc partage de valeurs – morales essentiellement. Ce qui la distingue des autres formes d’organisation naturelle, politiques, c’est qu’elle a une valeur morale. Si l’homme est « destiné » à vivre en société, c’est que la cité éthique est une fin de la nature. On verra d’ailleurs que l’éthique, c’est la visée de la vie bonne dans des institutions justes, et que cette visée est « naturelle ».

« L’homme est naturellement un animal politique » : d’abord, l’homme est un « animal ». Qu’est-ce qu’un animal ? Un être de la Physis, de la nature, qui possède des caractères essentiels (et non circonstanciels) . Ils sont au nombre de quatre : la faculté d’éprouver des sensations de douleur et de plaisir (ce que la plante n’a pas, semble-t-il, et encore…), la voix, signe de cette douleur et de ce plaisir – un signe est un moyen de transport et moyen de partage, la faculté de partager ces sensations, enfin l’aptitude, pour certains animaux, de vivre réunis (la sociabilité).
Ensuite, l’homme est une animal « politique », et ceci, naturellement. Qu’est-ce qu’un animal politique ? Il est caractérisé par sa sociabilité (« famille », « lois », « foyers ») : et celui qui, par nature, n’a aucune sociabilité est au-dessous ou au-dessus de l’humanité. L’animal politique humain fait partie d’une cité : ce qui implique partage, mais d’abord cessation des hostilités (contraire à « avide de combats »), « capable de se soumettre à un joug », c’est-à-dire de placer la loi au dessus de tous et personne au dessus de la loi.
Mais ce n’est pas tout : l’animal politique est doté par la nature de la parole (logos, opposé à phonè, le cri). La parole est instrument de constitution des jugements techniques et des jugements moraux – différence implicite, dans l’extrait que je propose, entre jugements descriptifs et jugements normatifs, et outil de mise en commun, de partage.
C’est la mise en commun des valeurs qui constitue le lien social, faisant de la cité un principe. Le lien social, c’est le « ciment » qui politise cet animal qu’est l’homme, en l’unissant aux autres par une finalité naturelle. Ce lien, c’est la philia, l’amitié. Dans l’extrait, l’amitié, c’est ne pas être avide de combats, c'est avoir avec les hommes des rapports autres que ceux de prédateur à proie, le logos suspendant la violence. La philia, c’est aussi et surtout la mise en commun des sentiments moraux, ce qui engendre le bonheur d’être ensemble, augmentant la félicité d'être et représentant à la fois la cause et la fin de la vie sociale. L’amitié étant un lien naturel, la croissance de la cité a l’allure d’un processus organique de développement finalité par un principe interne.


L’amitié est donc un lien naturel, elle n’est pas l’effet d’un « parce que c’était lui, parce que c’était moi » (Montaigne), elle n’est pas l’effet d’un arbitraire subjectif, de circonstances inexplicables et contingentes. L’amitié est une disposition naturelle : la société n’est pas le résultat d’un calcul ou d’un marchandage entre les hommes, d’un contrat passé entre des individus qui lui préexisteraient. Aristote est le précurseur de tous les penseurs politiques (Kant, Marx, Comte) : l’individu, l'ego personnel séparé n'est qu’une abstraction sans consistance et l’organicité est supérieure à la mécanicité prônée par Hobbes, on le verra. Pour Aristote, il est patent que l’homme ne peut s’épanouir que dans une société qui l’achève et lui fait atteindre son entéléchie, sa perfection, son épanouissement non autarcique. Même l’homme libre, surtout l’homme libre a besoin d’amis.
Il est vrai que l’homme, par l’effet de quelque circonstance (guerres, bannissement, exil…) peut ne faire partie d’aucune société. Mais c’est une preuve a contrario de la validité de la thèse d’Aristote : celui qui, par essence, n’a aucune sociabilité, est une bête ou un dieu, mais pas un homme. En un mot, l’anthropologie et la politique sont radicalement indissociables. C’est le "naturalisme" politique, si l'on veut des étiquettes…

« La nature ne fait rien en vain » en est d’ailleurs le présupposé central. La conception téléologique de la nature fournit un soubassement philosophique au lien structurel entre la nature, le langage et l’éthique. C’est la nature qui donne les aptitudes les meilleurs à celui qui est le mieux capable de s’en servir (tout comme un homme sage donne des flûtes à un flûtiste) . Donc, si la nature donne à l’homme la parole en plus de la voix, c’est qu’il est le plus capable de partager les valeurs morales, c’est qu’il est le plus capable d’amitié, le plus capable de porter la nature à son plus haut point d’aboutissement dans le monde sublunaire, aboutissement qui est le bien-vivre ensemble.
C’est donc par une finalité naturelle que la vie éthique se construit, par l’intermédiaire du langage, lui aussi don de la nature. , et faire son devoir n'a jamais été une violence surimposée à une nature qui serait d'emblée "amorale" ou "immorale". La nature peut et doit être prise comme le fondement et le modèle dont les institutions et la vie morale de l’individu ne sauraient s’écarter, sous peine d’irrationalité et d’absurde, de violence et de folie, de dérèglement et de démesure. La nature est vertu au sens objectif et au sens subjectif, c'est-à-dire excellence autant qu'il est possible de l'être.

L’intérêt majeur de l’extrait, c’est sa tentative philosophique de réconcilier la moralité objective et la moralité subjective au sein de la belle totalité naturelle qu’est la cité.



Il faut essayer d’apprécier le naturalisme politique d’Aristote, et son naturalisme éthique, peut-être par l’examen de leurs présupposés.
Leur fondement, c’est la téléologie naturelle, la conception que « la nature ne fait rien en vain », qu’elle se conduit – chaque fois qu’elle le peut – comme un homme sage se conduit (Aristote n’ignore nullement que la nature n’est pas parfaite, et qu’elle commet des erreurs, mais il soutient qu’elle fait toujours du mieux qu’il est possible) . Comment apprécier philosophiquement cette conception de la nature ?
En disant que ce n’est pas la seule possible : Epicure la voyait comme un ensemble d’atomes, dépourvu de toute finalité. L'évacuation de cette dernière lui donnera d'ailleurs bien du fil à retordre. De même – mais ce sera au 17ème siècle, se déploiera la conception mécaniste avec l’application d’un modèle technique : par une critique et un rejet des qualités et des causes finales, le mécanisme tentera de donner à la nature un statut purement objectif, lui ôtant par là-même toute intention, alors qu'au même moment, ou peu s'en faut, un Berkeley la considérait comme un ensemble de signes, un langage (conception dont la modernité échappa à bien des commentateurs...) Simple mécanique ou ensemble de phénomènes soumis à des lois (dans la version kantienne et newtonienne), lois exprimables mathématiquement, la nature ne peut plus servir de fondement à nos institutions, et le sens juridique et le sens scientifique de la loi se mettent à diverger, le juridique se dirigeant vers le positivisme, et le scientifique vers le règne de la quantification.
La société devient le résultat d’une convention passée entre des volontés individuelles préexistantes (ce sont les diverses "théories du contrat") ; le corps politique n’est plus un corps naturel, mais un être artificiel. La vertu deviendra individuelle, et la vie morale l’enjeu d’un sujet qui recherche son autonomie. Impensable pour un Aristote !
Sans vouloir, d’ailleurs, faire appel à "l’artificialisme" moderne (de manière anachronique ici ?), on peut faire remarquer que la critique du naturalisme était déjà présente en Grèce chez les Sophistes. La nature n’est peut être pas aussi sage et ordonnée qu’on la suppose être…

La conception téléologique de la nature doit-elle pour autant être abandonnée au musée de l’histoire des idées ? Certes, chez Aristote, elle semble "dogmatique". La thèse représente sans doute l’idéal de l’unité de l’homme et de la nature, de la cité et du cosmos, dans une brillante civilisation de l’équilibre et de la juste mesure. Faire son devoir n’entre pas alors en contradiction ni avec les dispositions naturelles, ni avec les lois de la cité.

Cette harmonie semble pour nous brisée, mais ne peut-on pas reconsidérer la téléologie, non pas comme une affirmation dogmatique, mais comme une « idée régulatrice » ? C’est ainsi que Kant la comprend aussi bien dans sa philosophie de l’art que dans sa doctrine du vivant et dans sa conception de l’histoire. Le seul problème de l'idée régulatrice, et il n'est pas mince, c'est que sa réalisation est reportée, si l'on peut dire, aux calendes grecques ! La finalité de la nature, c’est pour Kant un risque de la pensée, et non une vérité de l’entendement. Mais pourquoi en est-il arrivé là ? Parce que son criticisme réduit la raison à la logique et néglige l'Intellection qui donne à l'homme un accès objectif à la nature même des choses. La téléologie devient alors un principe que nous devons considérer comme « régulateur » (et non comme « constitutif »), parce qu’il exprime un besoin radical de notre raison. Mais alors s'ouvre le règne du psychologisme et de la subjectivation de ce qui est. Le naturalisme éthique d'Aristote n'était nullement l'expression d’une « foi rationnelle » version kantienne, il était et reste une doctrine reflétant dans la raison humaine la logicité fondamentale du réel. Mais cette "logicité" de réel n'est pas à prendre au sens étroit de la logique "raisonnante" du syllogisme. Elle est une logique souple, faisant de la "nature" un ensemble de systèmes ouverts. Les "cités" peuvent donc passer des alliances ou des contrats entre elles, en vertu de leur logique d'ouverture et non de fermeture.
Le texte sonne donc comme un avertissement qui nous est adressé, et qui est fondé dans la nature même des choses, que le criticisme kantien prétend pourtant inaccessible à nos faibles lumières, Aristote présente ici une limite salutaire à la démesure et au gigantisme des corps politiques artificiels. Un principe non pas « régulateur », mais objectif, c'est-à-dire "métaphysique", mieux : naturel. Pour réconcilier le moi, le monde et Dieu.

Gérard Farenc. janvier 2009.

2 commentaires:

  1. Je vous adore!
    (désolée pour l'instant c'est la seule chose qui me vient à l'esprit après une 1ère lecture!)

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  2. Merci pour cette belle et courte appréciation ! Il m'a semblé que les bases d'une philosophie politique empreinte de sagesse étaient disponibles chez un auteur aussi immense qu'Aristote et que nous ferions bien d'entendre cette voix "antique" qui, bien plus jeune que nous, parle au plus près de la racine des problèmes, et peut donc nous aider à dénouer en partie les fils inextricablement contradictoires dans lesquels notre démesure nous a emprisonné...

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